Le Mékong en kayak

Les diarrhées à répétition dont j’ai fait les frais en Inde m’ont affaibli. Le jugement de la balance à l’aéroport est impartial : j’ai perdu trois kilos et demie. Heureusement que Bangkok prend soin de moi avec ses gymnases gratuits dans les parcs et ses vendeurs de rue. C’est donc avec une heure de musculation par jour, six œufs et de nombreuses brochettes de poulet que je récupère des forces en attendant mon petit frère qui me rejoint pour notre prochaine aventure : parcourir le Mékong en kayak gonflable. L’idée m’a été insufflée par un ami qui se reconnaîtra. Il a lui aussi réalisé une aventure similaire sur un paddle. 


En route vers une nouvelle aventure

Ces deux semaines de repos à Bangkok me font un bien fou. J’en profite pour me procurer tout le matériel nécessaire. J’achète un kayak gonflable, deux pagaies et deux gilets de sauvetage. Le Décathlon le plus proche se situe à cinq kilomètres de mon auberge. Arrivé dans le magasin, le vendeur regarde d’un air dubitatif le chargement et doute visiblement de ma capacité à le porter. J’insère la pompe et les pagaies dans le sac du kayak, accroche les deux gilets de sauvetage à l’avant et charge le tout sur le dos. Les dix-huit kilogrammes du baluchon par trente-huit degrés se font sentir mais ce petit désagrément est compensé par l’excitation que je ressens. Ce matériel est la dernière pièce du puzzle qui permettra de réaliser un rêve de plus. Avec cette impression de déjà entamer une nouvelle aventure, les cinq kilomètres défilent à toute allure.

Je redécouvre Bangkok à travers le regard neuf de mon petit frère qui s’émerveille d’un tas de choses qui me semble banales. Par exemple, je n’avais même pas fait attention au groupe de singes qui bondissait de branches en branches alors qu’Adrien qui voyait pour la première fois ces animaux en liberté trouvait cela génial.

Fidèle à mon budget de backpakeur nous embarquons en troisième classe  pour quatorze heures de train. À peine arrivés à Chiang Mai nous sautons dans un bus pour Chiang Rai. Nous avons chacun deux gros sacs à dos. En plus l’un porte le kayak gonflable et l’autre les pagaies avec deux petits sacs. Les montagnes de bagages que nous sommes ne manquent pas d’attirer l’attention des passants. Les pagaies pliées en deux morceaux accrochées sur le côté du sac à dos heurtent tout un tas de choses en hauteur. Nous nous faufilons sous les câbles et les cordes qui tiennent les bâches des petits stands de rue. Finalement nous rejoignons une auberge afin de récupérer du long trajet et procéder à l’avitaillement de notre embarcation.


Mise à l’eau et premiers kilomètres

Nous avons pris la décision de commencer notre aventure sur la Kok River qui se jette dans le Mékong à une cinquantaine de kilomètres de Chiang. C’est sous un pont où des marches conduisent à l’eau que nous décidons de gonfler le kayak. Les conducteurs de minibus touristiques profitent de l’ombre de l’ouvrage et nous surveillent intrigués. Le piston de la pompe à air coulisse au rythme des coups de bras et petit à petit notre bateau prend forme. Une fois sa forme définitive acquise, le kayak a fière allure. Nous constatons que les vivres avec nos bagages ne nous laisseront pas beaucoup de place. Qu’importe. Nous installons les trois petites dérives et posons délicatement le kayak à l’eau. Nous plaçons nos sacs à dos entre nos jambes dans des sacs étanches et larguons les amarres. 

Le puissant courant nous emporte sans que nous ayons besoin de ramer. Nous saisissons cette opportunité pour casser la croûte. Les premières heures de rame sont stoppées lorsque quelque chose attire mon attention.

« Adri, tu vois ce pont au loin ? On dirait qu’il y a un mur entre les piles… À moins que ce soit un effet d’optique… »

Quinze minutes plus tard, le doute n’est plus permis. Un barrage se dresse devant nous. Nous ramons prudemment en restant proches du bord au cas où un violent courant nous aspire. Nous accostons à cent mètres des portes en béton. En explorant les alentours je remarque qu’un affluent parallèle à la Kok River se déverse juste après le barrage. Nous faisons un premier trajet en transportant les sacs et le plus lourd de l’équipement. Puis nous parcourons ces mêmes quatre cents mètres avec le kayak sur nos têtes. Quelques coups de pagaies nous permettent de rejoindre la Kok River et de passer le barrage sans encombre.

Alors que le soleil décline, nous nous arrêtons sur une plage de sable et de galets. Nous sortons le bateau de l’eau et montons le camp avant de profiter des dernières lueurs du jour pour faire trempette.

« C’est marrant, il n’y aucun moustique » me fait remarquer Adrien. 

Mais la pénombre est à peine installée qu’un bataillon de moustiques fait son apparition. Nous nous jetons sous la moustiquaire en urgence. Seulement, il y a un problème. Le filet anti-moustique n’est pas vraiment assez grand pour nous deux. Les bords de ce dernier collent notre peau pour le plus grand bonheur des petits insectes bourdonnant. J’interpose mon couteau entre ma hanche et la moustiquaire pour une nuit qui s’annonce terrible. 

Avec les premières lueurs du jour les mini-vampires disparaissent instantanément. 


Les joies de l’aventure

La journée suivante n’est pas vraiment agréable. Nous manquons de sommeil et le soleil nous brûle la peau. Nous sommes pourtant vêtus de pantalons, de t-shirts à manches longues, de chapeaux et de tour-de-coups mais les rayons roussissent nos mains. Nous trouvons la parade en les protégeant par des chaussettes. 

De nombreuses carrières présentes sur les rives nous obligent à slalomer entre les barges utilisées pour pomper l’eau. Cette eau sert à alimenter des rampes de lavage dont nous ne comprenons pas complètement l’utilité. En tout cas, nous avons bien saisi la fonction de ces barges qui se positionnent à l’endroit le plus profond pour aspirer l’eau. À bord un homme surveille le gros moteur diesel qui entraîne la pompe par un jeu d’énormes courroies dans un vacarme assourdissant. Un côté de la rivière est bloqué par un imposant tuyau en fer. Nous devons passer de l’autre côté où les amarres de la barge courent jusqu’à l’autre rive. Heureusement le kayak parvient sans trop de problèmes à sauter par-dessus ces cordes qui flottent à la surface. 

L’autre obstacle à notre progression est le niveau de l’eau relativement bas qui nous oblige à anticiper les lits de gravier submergés qui rognent nos dérives en plastique. 

Ce soir-là, nous améliorons le camp en utilisant nos ponchos comme bâches pour agrandir l’espace de notre bivouac et ainsi tenir à distance les moustiques. Nous fabriquons un petit filtre à base de charbon, de sable et de graviers pour filtrer l’eau trouble de la Kok River. En plus des limons qui rendent l’eau marron, toutes les carrières rejettent leurs eaux boueuses dans la rivière. Ce petit outil nous permet d’obtenir une eau un peu plus propre avant de la faire bouillir pour éliminer virus et bactéries.

Campement version 0.2

Cette nuit a été un poil meilleure que la précédente même si des intrus se sont glissés à l’intérieur de notre abri de fortune… Qu’importe puisque aujourd’hui nous devons rejoindre le Mékong. Mais avant cela nous faisons une pause dans un tout petit village pour racheter de la nourriture et quelques fruits.

Nous jetons les amarres juste en bas d’un temple bouddhiste. En le traversant pour trouver une supérette nous attirons un moine qui nous suit jusqu’au minuscule magasin. Nous y achetons nouilles instantanées, gâteaux et fruits avant d’être invités par le moine à utiliser sa bouilloire pour cuire nos pâtes. Parlant uniquement quelques mots d’anglais l’homme nous installe sous son porche en prenant soin de notre confort. Il sort même un ventilateur pour nous rafraîchir. Pendant que l’eau bout il nous fait visiter le parc du temple qui est rempli de reproduction d’animaux en plastique. Cet ancien chauffeur de taxi n’a pas de nom et répond « Bouddha » lorsque nous l’interrogeons sur son prénom. Il nous ouvre les portes d’un bâtiment où reposent trois magnifiques Bouddha d’or. Enfin, nous revenons devant sa modeste maisonnette où il nous offre en plus de l’eau chaude divers fruits et gâteaux. Il est fier de nous présenter sa guitare électrique héritage de son ancienne vie qui a dû être mouvementée. Sa gentillesse le pousse même à nous proposer de dormir chez lui. Nous déclinons poliment son invitation et embarquons dans le kayak sous le regard amusé du moine.

Le même jour nous parvenons à bout de la Kok River qui termine sa course en se jetant dans le Mékong. Nous découvrons alors cet immense fleuve avec son puissant courant qui donne l’impression que l’eau à la surface file à toute allure. Incertains de la direction que prend l’eau qui coule à la droite d’une petite île nous devons utiliser toutes nos forces pour parvenir à traverser perpendiculairement ce bras du fleuve. Nous coups de pagaies sont d’autant plus motivés par le panneau interdisant l’accès aux bateaux dans cette partie du Mékong. Une minute plus tard nous avons traversé les trente mètres. Dorénavant il faudra être plus prudent et anticiper nos trajectoires car le courant rend presque impossible les grosses manœuvres d’évitement faites au dernier moment.


Funambules de la géographie

Quoi de mieux qu’un fleuve si majestueux pour servir de séparation entre deux pays ? Les hommes ayant inventé ce concept de frontières qui me paraît désormais si étrange ont jugé bon d’utiliser le Mékong pour délimiter la Thaïlande du Laos. 

Ce même ami qui m’avait donné l’envie de faire cette aventure aquatique s’était fait arrêter par les militaires et exclure du Laos alors qu’il progressait avec son paddle au sud du pays. Nous nous efforçons de coller le bord Thaïlandais qui se démarque foncièrement de celui de son voisin par ses immenses digues de rochers blancs qui recouvrent presque tout le flanc droit du Mékong. 

Pour rester discrets, nous installons le camp sur une île qui d’après le GPS est entièrement Thaïlandaise. Nous nous endormons sous la moustiquaire que nous avons encore installée de façon différente pour avoir un peu plus de place, histoire de ne pas offrir aux moustiques notre peau collée contre les mailles. La musique d’un petit centre touristique laotien nous conduit vers le monde des rêves.

Si le Mékong sert de frontière au Nord de la Thaïlande, dans vingt kilomètres il laissera cette tâche hasardeuse au relief naturel pour s’enfoncer paisiblement dans le Laos. Nous devons donc faire le nécessaire pour pénétrer légalement au Laos. C’est pourquoi, nous nous arrêtons à Chiang Kong. Nous sortons le kayak hors de l’eau et la fainéantise nous pousse à le porter sur nos têtes jusqu’à notre hébergement. Cette petite ville n’a rien d’extraordinaire et s’étend le long d’une rue principale parallèle au Mekong. À en juger par le nombre d’hôtels et de guesthouses, je devine que le tourisme doit être ici la source de revenus numéro une. Mais par chance, la basse saison a effacé les occidentaux du paysage. 

Nous achetons des vivres pour tenir plusieurs jours ainsi qu’un gros bidon d’eau pour éviter de consommer l’eau trouble du fleuve. Une fois les produits frais consommés, le sac de riz de cinq kilos sera la base de notre alimentation. Nous dénichons aussi une moustiquaire autoportée large d’un mètre quatre-vingt pour monter le camp rapidement sans avoir à se soucier des moustiques. Nous lavons et plions le kayak pour pouvoir passer légalement au Laos.

C’est donc chargé comme deux mulets que nous nous présentons au poste de frontière. Après le coup de tampon thaïlandais une navette nous fait traverser le Friendship Bridge qui enjambe le Mékong. Trente dollars chacun et quelques formalités administratives plus tard nous pénétrerons officiellement au Laos et rejoignions les berges à pied. Alors que nous progressons au bord de la route sous un soleil de plomb un paysan nous fait monter sur sa petite remorque tirée par un gros motoculteur. Quelques coups de pompe plus tard le kayak retrouve sa forme et nous reprenons le fleuve. 

Je ne peux m’empêcher de penser à la stupidité de ces frontières. D’autant que ces lignes imaginaires sont parfois tracées arbitrairement au gré des jeux de pouvoir sans tenir compte des peuples. Nous sommes sortis de l’eau pour passer un pont et nous retrouver de l’autre côté… Mais ne jetons pas la pierre trop vite car il existe rarement une fracture nette entre les différentes sociétés humaines. Séparer des peuples dans cette diversité des cultures ne doit pas être chose aisée.

La frontière crée une mini zone économique et quelques petites pirogues naviguent sur le Mékong. Nous nous appliquons à ramer à un rythme soutenu jusqu’à quitter la ligne de démarcation. Désormais le fleuve s’enfonce dans les montagnes laotiennes.

Pause toilette à l’abri des rochers

Le non-agir

Nous prenons nos marques et nos habitudes sur cet Amazone asiatique. Nous remarquons que le courant nous pousse à une vitesse moyenne de cinq kilomètres par heure. Lorsque nous ramons à deux nous atteignons les dix kilomètres par heure. La question se pose donc de la pertinence de notre action. Est-il vraiment nécessaire de dépenser tant d’énergie à ramer alors qu’il suffit de maximiser le temps à se faire pousser par le courant ? D’autant que dans l’effort il est difficile d’admirer le paysage… En plus, nous avons remarqué que nous perdons la majeure partie de notre énergie et donc de vitesse à corriger la trajectoire du kayak dans les zigzags du courant de surface. Si nous ne faisons rien le bateau suit le courant et progresse à bon rythme même s’il avance en crabe ou fait des tours sur lui-même. 

Ces observations me forcent à penser à la notion du non-agir présente dans la philosophie chinoise. Je n’avais jamais vraiment compris ce concept qui me paraissait saugrenu. L’homme de par son égo préfère se convaincre que ses actions sont indispensables plutôt que de se remettre en question. La réalité c’est que la Terre n’a pas besoin de nous pour tourner. Dans de nombreux domaines la suractivité est néfaste et parfois même contre productive. Si vous prenez l’exemple de l’agriculteur qui retourne sans arrêt sa terre et passe tous les quatre matins avec son gros tracteur dans son champ. Il tasse son sol, tue la vie et la fertilité de ses terres qu’il compense ensuite par l’apport de plus d’engrais. Si ces pratiques permettent d’accroître la production sur le court terme, elles conduisent à rendre les terres imperméables et stériles, qui nécessiteront de plus en plus d’attention pour maintenir les rendements… La finance est aussi un excellent exemple de cette suractivité improductive. Les statistiques sur la performance des gérants de portefeuilles sont impartiales : 95% des gérants ont une performance inférieure à celle du marché. C’est-à-dire qu’ils auraient fait gagner plus d’argent à leurs clients s’ils n’avaient rien fait. Mais qui va payer les services de quelqu’un qui ne travaille presque pas ? 

Est-ce aussi l’égo démesuré de l’Homme qui nous a conduit à la lourdeur administrative que nous connaissons aujourd’hui ? Cette dernière ne produit aucune valeur, est souvent contre-productive mais justifie l’existence de milliers d’emplois… Est-ce ce même non-agir que Pareto formulera plus tard sous la règle des 80-20 ?

Satisfait par ma réflexion philosophico-logique, nous ramons entre trois et quatre heures par jour et nous laissons porter par le fleuve le reste du temps.


Un ouvrage controversé

Nous avons désormais résolu le problème des moustiques. Même avec la nouvelle moustiquaire autoportée il est impératif d’y pénétrer avant la pénombre qui s’installe vers dix-neuf heures. Autrement une dizaine de suceurs de sang parviennent à rentrer en même temps que nous. Nous suivons ainsi le métronome de Mère Nature et vivons au rythme de la lumière diurne. 

Alors que nous approchons de Luang Prabang, nous remarquons une activité industrielle anormale au bord du fleuve. Coups de pagaies après coups de pagaies nous découvrons un chantier titanesque. Jusqu’à présent nous étions habitués à ces collines dont certaines étaient défrichées pour y réaliser une agriculture de subsistance. Ici, des pelleteuses creusent la terre, des camions roulent à vive allure et les hommes fourmillent pour réaliser les tâches délaissées par les machines. L’immensité de l’ouvrage ne laisse pas beaucoup de doutes sur sa nature : il s’agit d’un barrage en construction. Cet immense projet vise à construire une centrale hydraulique d’une puissance équivalente à un réacteur nucléaire (1 200 MW).

 Le Laos est le pays le moins peuplé de toute l’Asie du Sud-Est avec à peine sept millions d’habitants dont un million vit à Vientiane la capitale. Le pays n’a aucun tissu industriel et l’agriculture constitue la majeure partie de son PIB. Comment un si petit pays peut-il avoir besoin d’une telle puissance dans un lieu si reculé et comment a-t-il les moyens de s’offrir une telle centrale ? C’est là où le bât blesse. Le Laos a pour vocation de devenir la batterie verte de l’Asie en exportant son hydroélectricité. L’ouvrage est construit par des entreprises thaïlandaises et vietnamiennes. L’électricité sera vendue à la Thaïlande qui est aussi le créditeur du projet. Donc si je caricature, le barrage n’a aucune retombée locale et permettra à la Thaïlande d’obtenir de l’électricité quasiment gratuite puisqu’elle pourra l’acheter avec les intérêts du prêt qu’elle a consenti au Laos.

Un pays qui prend des décisions qui ne sont pas dans l’intérêt de sa population me rappelle vaguement quelque chose… 


Belles et moins belles découvertes

Les controverses sur ce barrage ne gâchent en rien mon admiration pour la ville de Luang Prabang. J’y retrouve une ambiance décontractée avec des petits marchés au milieu des magnifiques maisons à l’architecture coloniale héritage de l’Indochine. La ville classée au patrimoine mondial de l’UNESCO est la parfaite symbiose entre l’architecture thaïlandaise et l’architecture française du XX ème siècle. 

Temple bouddhiste Haw Pha Bang

L’une de nos découvertes me glace le sang. Après les dix années de la guerre d’Indochine le Vietnam entre en guerre contre les Américains. De 1964 à 1973 le Laos se retrouve impliqué malgré lui dans le conflit. Cette sombre période de l’histoire est appelée la guerre secrète des États-Unis. Ce n’est que des décennies plus tard que le monde découvrira le carnage mené par la CIA. Pendant neuf ans les États-Unis ont massivement bombardé le Laos pour couper les routes d’approvisionnement du Vietnam. Le musée UXO de Luang Prabang nous apprend que durant cette sombre période le pays de l’oncle Sam larguera plus de vingt millions de tonnes d’explosifs. C’est plus que toutes les bombes utilisées pendant les six ans de la seconde guerre mondiale ! Ce qui fait du Laos le pays le plus bombardé au monde alors qu’il n’était pas en guerre directe contre les USA… Étonnant que ce passage de l’histoire ait été oublié dans nos livres d’histoire. C’est vrai que ce serait un peu compliqué pour le professeur d’expliquer à ses élèves que les États-Unis sont les gentils gendarmes du monde…

Je trouve que nous avons trop tendance à oublier le passé et répétons sans cesse les mêmes erreurs. Pour mieux percevoir l’horreur de cette guerre c’est comme si aujourd’hui la Russie bombardait la France parce qu’elle a vendu des armes à l’Ukraine. Ne nous enfonçons pas plus loin sur ce terrain glissant à l’heure où le manichéisme se répand sur tous les vecteurs d’information. La géopolitique est une science obscure et fermons cette parenthèse sur une citation de Charles de Gaulle : « les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ».

Quoi qu’il en soit le Laos continue à payer le prix des dommages collatéraux puisque 30 % des bombes à sous-munitions utilisées n’ont pas explosé et mutilent encore aujourd’hui les imprudents des régions reculées. Je laisserai le lecteur méditer sur une autre citation qui résume bien l’absurdité des guerres et le comportement parfois grégaire et irréfléchi des populations : « la guerre c’est le massacre des gens qui ne se connaissent pas au profit de ceux qui se connaissent mais qui ne se massacrent pas ».


Garder espoir

Nous quittons la guesthouse comme nous sommes arrivés, c’est-à-dire avec le kayak sur notre tête pour ne pas avoir à le gonfler/dégonfler. Heureusement que les touristes Chinois de l’auberge nous aident à le soulever puisque les vivres et l’eau lestent le kayak .

De retour sur l’eau, nous nous retrouverons vite confrontés à un nouveau problème : le courant a disparu. Le coupable de cette sorcellerie n’est rien d’autre que l’immense barrage en aval. Achevée en 2019 la centrale hydroélectrique de Xayaburi a modifié le niveau de l’eau sur cent kilomètres en amont. Sans courant la technique du non-agir ne fonctionne plus et nous ramons six heures chaque jour pour parcourir difficilement trente kilomètres. 

Le Mékong est aussi appelé l’Amazone de l’Asie car il abrite une biodiversité aquatique incroyable. Par contre, les collines sur ses flancs possèdent une faune relativement restreinte. Les oiseaux sont rares et nous n’avons vu aucun mammifère sauvage. Les paysans défrichent les pentes abruptes en brûlant la forêt ce qui ne doit pas arranger ses petits habitants. Naturellement toute cette terre mise à nu se retrouve emportée par le Mékong lors des fortes pluies et perd petit à petit sa fertilité. Ces érosions provoquées par une agriculture déraisonnée sont responsables des eaux troubles de nombreux fleuves à travers le monde.

L’Homme laisse aussi son empreinte dans le fleuve d’une manière encore plus écœurante. Nous sommes témoins d’interminables files de déchets plastiques qui avancent au gré des courants. Parfois la surface se recouvre d’une pellicule grasse et d’écume collante. Malgré sa richesse aquatique le Mékong est paradoxalement l’un des fleuves les plus pollués de la planète. Sacrilège s’écriront certains ! Mais que voulez-vous, nous avons vendu le modèle européen consumériste à ces populations de la forêt qui avaient l’habitude de jeter par terre tous leurs déchets puisqu’ils n’étaient composés que de matières organiques. Le progrès s’est installé plus vite que leur culture n’a évolué… Après tout, eux aussi ont droit à ce bonheur promis par la boulimie du facile et du jetable. 

Un petit oiseau flottant sur le ventre me sort de ces tristes pensées. Il semble toujours en vie mais ne bouge plus. Nous le faisons monter sur le kayak et le ramenons sur la terre ferme. Quinze minutes plus tard, rétabli de sa petite frayeur, il retrouve la joie de voler. Une chose est sûre, il n’est pas prêt de retenter la traversée du Mékong !

Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir

Ramer encore et toujours

Si jusqu’à présent nous trouvions cette activité aquatique peu physique. Le courant de face nous fait changer d’avis. En effet notre GPS nous indique qu’il y a 2 km/h de courant qui nous pousse vers l’arrière. Nous ne croisons presque plus personne. Est-ce parce que le nouveau niveau d’eau rend la pêche compliquée ou bien parce que les familles des villages qui ont été expulsés ont voulu tenter leur chance plus loin ? 

Les journées sont longues et parfois le Mékong prend l’apparence d’un immense lac dont l’horizon ne semble jamais se rapprocher. Nous nous enfermons dans nos pensées et continuons à lutter contre ce courant.

Kilomètre après kilomètre nous parvenons enfin à l’édifice qui nous ralentit depuis trois jours. Le barrage bien qu’immense n’est pas très impressionnant vu d’en haut. L’énorme écluse qui épaule la centrale ne s’ouvrira pas pour la coquille de noix que nous sommes mais un tracteur avec une remorque sur un bord attire notre attention. Deux employés assis à l’abri dans une cabane nous font comprendre qu’ils sont là pour nous conduire de l’autre côté. Alors que nous nous étions imaginés devoir porter le kayak sur nos têtes pendant un demi-kilomètre, le tracteur tire hors de l’eau notre embarcation sur sa remorque jaune. Les deux hommes font tour à tour une photo à nos côtés car depuis la mise en service du barrage, nous sommes les premiers qu’ils voient avec un kayak gonflable !

Une voiture est appelée pour nous transporter. Le véhicule s’arrête à un poste de sécurité où le visage du gardien se marque d’incompréhension quand il découvre que deux européens se trouvent derrière les vitres teintées du 4×4. Ne sachant pas trop quoi faire, il me tend un cahier sur lequel j’inscris nos noms qu’il est incapable de déchiffrer puisque le Laos possède un alphabet différent du nôtre. Qu’importe c’est la procédure !

Une fois de l’autre côté, nous montons sur la remorque du tracteur qui recule dans l’eau. Nous revoilà à flot moussaillon ! Jamais nous n’avions passé un obstacle avec une telle aisance. La prestation était bien entendu gratuite. Ce qui est bien normal puisque c’est une entreprise privée qui bloque une voie navigable publique de par son activité industrielle.

Nous sommes ravis de retrouver ces flots qui avancent à vive allure. L’eau accélère, ralentit, s’étale au bord des habitations, se resserre près des collines avant de s’entremêler avec les rochers. Le Mékong a retrouvé son âme.

Le Mékong dérangé par une pirogue en acier

Des litres et des litres d’eau

Ce soir-là nous montons le camp en se félicitant de s’être arrêtés entre deux gros nuages bien noirs. La fête est de courte durée puisque le vent tourne et les gouttes commencent à tomber par centaines. Nous finissons notre dîner dans la moustiquaire au-dessus de laquelle nous avons installé un poncho qui s’ouvre pour faire office de bâche. La fine pluie se transforme en un véritable torrent. Les éclairs envahissent le ciel et nous comptons les secondes avant chaque déflagration. Pas de doute, l’orage approche.

Les bourrasques sont si fortes qu’elles manquent d’emporter la bâche. La foudre fait maintenant rage à quelques centaines de mètres. Couché au sol en position fœtus, je maintiens l’armature et la bâche d’une main. La bâche n’étant pas assez grande pour deux, j’ai posé mon vieux pochon sur mon corps. Je m’aperçois rapidement qu’il n’est plus étanche et je me retrouve trempé et gelé jusqu’aux os. Mon frère a un peu plus de chance car la bâche (même s’il y a des fuites) le protège mieux. Impossible de distinguer quoi que ce soit à l’extérieur. Je suis inquiet car nous sommes sur une butte de sable au bord du Mékong vingt kilomètres en aval d’un immense barrage sous une moustiquaire dont l’armature est en fer. Il y a mieux comme situation…

Dans un vacarme terrible, les éclairs tombent à moins de cent mètres sur la rive opposée. Je me contente de ne pas bouger en priant pour que la foudre ne nous électrocute pas et que le barrage ne déclenche pas une crue éclair. Une heure plus tard l’enfer est passé. J’essore mes vêtements mouillés avant de somnoler trempé sur un sol plein de sable.

Leçon bien apprise. Désormais nous monterons tous nos camps avec deux bâches en faisant attention d’être loin des arbres et autres points culminants.

Nous poursuivons notre aventure et déjà nous constatons un changement dans la météo. Si au début de notre périple il ne pleuvait jamais ; désormais c’est deux fois par jour que la mousson nous tombe dessus. Une première fois en fin de matinée et une seconde fois en début de soirée. Les masses nuageuses évoluent si vite qu’il nous est difficile de prévoir ce qui va se passer dans les dix prochaines minutes. Nous scrutons en permanence les gros cumulonimbus qui se transforment souvent en violents orages. C’est incroyable comme nous ne prêtons plus du tout attention aux signes du ciel dans nos vies « modernes ».

Un matin bien nuageux …

Nous nous arrêtons brièvement dans un petit village car il nous manque un jour de nourriture avant de parvenir à la ville de Pak Lay. Les yeux des habitants s’écarquillent quand ces deux étrangers débarquent avec leur drôle de gilet orange. Les maisons sont construites avec des matériaux issus de la biomasse locale, certaines sont en béton. L’entrebâillement des portes dévoile une grande pièce quasiment vide. Le petit commerce ne vend que des produits non essentiels : bière, lessive et cigarettes. Nous parvenons à dénicher quelques paquets de nouilles chinoises sur une étagère poussiéreuse. Personne ne parle anglais. Les allées de terre battue sont jonchées de déchets. Nous ne parvenons pas à dénicher de riz et déduisons de la minuscule supérette que ces villages reculés doivent survivre grâce à une agriculture de subsistance. En retournant vers notre embarcation nous rencontrons trois femmes en train d’extraire une matière fibreuse similaire au coton de bogues probablement récoltées dans la forêt. Elles utilisent ensuite cette fibre naturelle pour rembourrer des oreillers. 


La routine s’installe

Avec le retour du courant nous retrouvons notre rythme qui oscille entre quarante et cinquante kilomètres par jour. Nous avons mis au point une nouvelle façon d’installer le campement avec la moustiquaire sous deux bâches supportées par un long morceau de bambou. 

Campement version 2.1

Même si nous passons « seulement » sept ou huit heures sur l’eau il n’y a pas de temps mort dans nos journées. Nous nous accordons une demi-heure pour barboter dans l’eau en fin d’après-midi. Le reste du temps est utilisé pour monter le camp, cuisiner, laver les affaires, etc… Chercher des morceaux de bois tous les soirs et monter notre abri en fonction de ce que nous trouvons nous occupe pendant un bon moment. En fait, nous aurions dû prendre une tente mais je pensais naïvement que nous aurions pu éviter la mousson. Comme le dit si bien mon petit frère : là ça relève plus de la survie que du camping !

Six jours après être parti de Luang Prabang nous faisons escale à Pak Lay la seule « ville » sur cette portion du Mékong. Trois petits garçons sur une trottinette électrique nous guident vers le supermarché. Nous achetons les vivres pour le reste du voyage jusqu’à Vientiane. Les menus ne changent pas d’un repas à l’autre : lait au chocolat en poudre avec flocons d’avoine au petit déjeuner, riz à midi et nouilles chinoise le soir. Nous nous procurons aussi une douzaine d’œuf, des légumes et nous nous empressons de repartir car les vents violents et le ciel sombre indiquent que la pluie est imminente.

Ce soir là, nous trouvons refuge sous une petite cabane construite sur un îlot au milieu du Mékong. Ce genre de construction est utilisé par les pêcheurs pour s’abriter lorsque le temps est trop mauvais. Ces abris sont aussi présents dans les champs pour les mêmes raisons. 

Cabane au pied d’un champ à la terre infertile à cause de l’érosion

Méditation et poisson

Comme pour le vélo, les heures passées sur l’eau à répéter le même geste sont propices à la méditation et la réflexion. Adrien m’a posé une question à laquelle je n’ai pas pu répondre : Pourquoi les jeunes d’aujourd’hui ne savent plus rien faire avec tout le savoir disponible sur internet ?

Nous vivons dans une ère incroyable et de tous les temps l’Homme n’a jamais été aussi égal devant l’information autrefois jalousement gardée par les érudits. Mais tout ce savoir est emmêlé et dilué dans une masse de contenu superflu. L’arbre de la connaissance 2.0 est une véritable boîte de Pandore. À la moindre recherche nous sommes assaillis d’informations inutiles mais savamment sélectionnées par des algorithmes pour capter notre attention. Nous passons ainsi des heures sur nos petits écrans en quête de dopamine. Et cette ère du numérique a apporté avec elle une obsession pour la facilité et la rapidité. Pourquoi chercher comment réparer son vieux vélo quand Amazon peut vous en livrer un neuf en moins de 24 heures ? Je pense aussi que le fait que l’on puisse tout trouver sur internet pousse certains à vouloir chercher l’ensemble des réponses à leurs interrogations avant de se lancer dans un projet. Ces derniers passeront leurs journées dans les recoins du net sans jamais faire le premier pas. Nonobstant toutes les informations disponibles sur internet, il restera toujours des questions en suspens. Mike Horn explique qu’il ne connaît que 5% des réponses à ses questions lorsqu’il part pour une expédition. Le reste il l’apprend sur place. Le système éducatif nous fait croire qu’il faut être compétent avant de se lancer dans un projet alors que la réalité prouve le contraire. Je pense que la distraction facilitée par les nouvelles technologies, l’obsession de vouloir tout savoir en avance et la boulimie de l’information numérique poussent les gens à être complètement dépendants d’un système à bout de souffle. 

Ce matin nous démontons le camp lorsqu’un pêcheur nous salue. Nous croisons régulièrement ces hommes sur leurs pirogues en acier qui parcourent le Mékong pour relever leurs filets matérialisés par des bouteilles plastiques flottantes. Hormis à proximité de Luang Prabang où nous croisions deux ou trois bateaux de touristes par jour, nous ne rencontrons désormais que des pêcheurs ou des locaux. L’un comme l’autre nous saluent systématiquement avec un grand sourire en voyant ce kayak orange.

L’homme de ce matin nous lance un “hello” et s’approche. Je suis en train de laver la casserole dans l’eau et lorsque je lève la tête je découvre le pêcheur qui me tend un poisson. Ce monsieur d’une quarantaine d’années nous fait comprendre qu’il vient juste de l’attraper dans son filet et qu’il en a un deuxième pour lui. Je suis un peu désemparé par tant de générosité. D’autant que nous avons vu de nombreux pêcheurs rentrer bredouille. Le fait qu’il nous ait offert la moitié de sa pêche en dit long sur ces gens qui sont peut-être pauvres mais pleins d’humanité et de gentillesse. Nous écaillons, vidons et faisons griller le poisson sur un feu de bois avec un peu sel. Nous le dégusterons à midi pour le plus grand bonheur de nos papilles.

Poisson grillé à la sauce laotienne

Shots d’adrénaline

Parfois la profondeur et le lit du fleuve changent brusquement ce qui crée de violents rapides qui convergent parfois en formant des tourbillons. Jusqu’à présent, nous n’en avons pas croisé beaucoup. Nous avions quand même reçu une sacrée dose d’adrénaline au début de notre aventure. Nous nous étions retrouvés aspirés au milieu d’un gros vortex avec l’eau sur les côtés qui était au niveau de nos yeux… Nous pensions tous les deux que nous allions couler mais l’énergie de la peur nous avait permis d’en sortir à grands coups de pagaies.

Les nombreux rapides d’aujourd’hui manquent de nous faire chavirer plusieurs fois. Si nous n’avons pas le réflexe de faire contrepoids du côté opposé aux contre-courants qui surgissent brusquement, alors des vagues déferlent dans notre coquille de noix. Nous évitons tant bien que mal les tourbillons en les frôlant. Nous utilisons ainsi leur énergie pour nous expulser loin de leur emprise. Heureusement, le bruit sourd de ces bouillons d’eau s’entend à une centaine de mètres en amont ce qui nous laisse le temps de choisir la trajectoire que nous jugeons la moins mauvaise.

Le rapide qui se dresse devant nous est le plus impressionnant que nous ayons vu. Les vagues doivent bien faire un mètre de haut. Notre embarcation a théoriquement été conçue pour affronter des vagues d’une taille maximale d’un demi-mètre… Il est trop tard pour penser le courant nous aspire trop rapidement. Nous jouons aux équilibristes pour éviter que le kayak ne se retourne et utilisons toutes nos forces pour maintenir l’embarcation dans le sens du courant. Par chance nous parvenons à passer les rapides et évitons les profonds tourbillons qui se forment juste après. 


Fais gaffe il a une AK-47 !

Le Mékong évolue dans les contrées reculées du Nord-Ouest du Laos en réalisant d’innombrables virages. Peu après Pak Lay le fleuve sert à nouveau de frontière avec la Thaïlande. Cette fois nous tenons la gauche et nous nous arrêtons sur une berge laotienne recouverte de sable. Nous sommes en train de sortir le kayak de l’eau lorsqu’une pirogue occupée par deux jeunes hommes s’arrête dix mètres plus loin. Je ne porte pas attention à ces locaux et continue à vidanger le kayak. Soudain Adrien me lance : « Fais gaffe il a une AK-47 » !

Effectivement l’un des deux jeunes porte une arme de guerre en bandoulière. Les deux individus s’approchent de nous. Sans parler un mot d’anglais, ils nous font comprendre qu’ils souhaitent voir nos papiers. J’essaie de ne jamais sortir mon passeport pour une personne qui ne s’est pas clairement identifiée alors je noie le poisson en lui montrant des photos de notre périple ainsi que notre itinéraire sur la carte. Très gentils, les deux jeunes ne cherchent pas à en savoir plus et nous aident à tirer le kayak hors de l’eau. Celui avec l’AK-47 trébuche dans le sable avec son arme sous le poids du bateau… Heureusement qu’aucun coup ne part ! Les deux jeunes doivent être des sortes de garde-frontières. Ils repartent en pirogue sur l’îlot qui marque la limite entre les deux pays après nous avoir pris en photo. 


Une aventure idyllique ?

Nous devons franchir la ligne d’arrivée dans trois jours et Adrien me montre son pied sur lequel des petits ronds rouges le démangent. Ce qui semble être des piqûres bénignes évolue rapidement jusqu’à recouvrir une bonne partie de la tranche de son pied. Je m’aperçois que la même chose est en train d’arriver à mon pied. Persuadés que nous avons des clandestins à bord nous démontons et lavons l’intérieur du kayak en utilisant du sel pour faire partir tout ce qui pourrait s’y trouver. Il nous est déjà arrivé de faire sortir une grosse araignée, un lézard et une colonie de fourmis mais cette fois le coupable semble introuvable.

Le lendemain l’état de nos pieds se dégrade et la chair mise à vif fait souffrir Adrien lorsqu’il marche sur le sable dont les petits grains viennent se coller à nos pieds. Nous tournons le problème dans tous les sens et émettons aussi l’hypothèse d’une allergie soudaine au tissu du kayak sans en être vraiment convaincus. Au beau milieu de la jungle, nous ne pouvons que serrer les dents et patienter jusqu’à Vientiane. 

Comme si cela ne suffisait pas, la pluie est désormais synchronisée avec l’heure à laquelle nous arrêtons de ramer. Le Mékong étant plus chaud que l’air lorsqu’il pleut, nous barbotons dans l’eau le temps que les intempéries cessent. Les éléments ne nous donnent rarement une minute de répit et viennent ajouter une couche de fatigue à ces journées déjà bien chargées. Pour la dernière soirée Dame Nature n’a pas l’air décidé d’arrêter d’arroser son jardin tropical. Nous montons le camp sous la pluie. Entre deux averses, je prends une photo avec mon téléphone.

Coucher de soleil entre deux salves de pluie

Nous discutons de ce paysage magnifique immergés dans le Mékong. Si je me contentais de publier les photos que je prenais alors les internautes ne verraient qu’une petite partie de la réalité. Ils nous imagineraient en permanence devant de beaux paysages, chanceux de vivre de telles expériences. C’est l’un des plus gros problèmes de notre ère car la réalité c’est que nous brûlons sous le soleil, dormons sur une bâche souvent pleine de sable, mangeons toujours le même repas et nous faisons dévorer par les moustiques.

Nous montons le campement sous la pluie et je dis à Adrien qui boite : « Après toute cette pluie, tu sais ce qui nous manquerait ce soir ? »

 » Les moustiques ! » 

Le retard que nous avons pris à cause de la pluie nous pousse à cuisiner dans la pénombre qui amène avec elle une armée de moustiques. Nous nous faisons piquer toutes les trois secondes et lorsque nous rentrons en vitesse sous la moustiquaire (en mettant du sable partout) nous découvrons que trente petits soldats volants ont aussi réussi à rentrer… Voilà ce qui se cache derrière les belles photos. 


Retour à la civilisation

Nous sommes épuisés mais paradoxalement nous nous réveillons à 5h30. Nous nous empressons de finir les vingt kilomètres qui nous séparaient de Vientiane. Nous accostons sur une toute petite plage polluée de déchets plastiques depuis laquelle nous dégonflons, lavons et rangeons le kayak pour de bon. Nous nous relaxons en jouant avec trois petits Laotiens d’une dizaine d’années qui essaient de nous couler. Ils passent leur après-midi sans leurs parents dans le courant du Mékong et ont l’air heureux comme tout.

La dernière fois que nous avons dormi dans un lit remonte à douze jours. La climatisation du dortoir est une bénédiction. Nous trouvons la cause des plaques rouges sur nos pieds : une exposition prolongée à l’humidité. C’est une réaction du corps appelée pied d’immersion ou pied des tranchées. Durant la seconde guerre mondiale certains soldats ont vu leurs pieds se nécroser à cause de l’exposition prolongée à l’humidité dans leurs bottes. Nous étions loin de l’amputation mais nous sommes arrivés au bon moment ! 

Vientiane est l’une des capitales les plus étranges que j’ai visitée. Je me croirais dans une petite ville. Hormis quelques temples et des petits marchés le soir, il n’y a pas grand-chose à faire. J’ai l’impression d’être dans un pays qui a tantôt des airs de Corée, de Chine ou de Thaïlande. En fait ce pays semble dépourvu d’identité. C’est bien normal car c’est un jeune pays fondé au XIII ème siècle par des peuples Thaïlandais. Du coup, nous passons une bonne partie de la semaine dans le dortoir où l’air sec de la climatisation aide la guérison de nos pieds. 

Au bout de trois semaines de rames, nous avons parcouru environ 1000 km. Bravo petit frère ! Après avoir vécu une telle aventure je suis certain que tu parviendras à réaliser tes rêves et faire ce que tu veux de ta vie ! Au fait, vous avais-je dit que ce kayak était conçu pour des petites sorties de moins de trois heures ?

2 réponses sur “Le Mékong en kayak”

  1. Passionnée par tes aventures……tes découvertes…ta ténacité….ta réflexion humaniste …et cette association avec ton « petit  » frère Adrien me  » captivent ».Merci

  2. récit toujours aussi passionnant !
    bravo à tous les deux..
    profitez bien de votre séjour au Vietnam avec Élise !

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